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À travers les buissons, Ayla regarda Jondalar et Marona sortir de l’eau. Au supplice, elle vit la jeune femme se tourner face à Jondalar, l’enlacer et presser son corps nu contre celui de l’homme. Quand Marona leva la tête vers lui pour l’embrasser, elle vit avec une horreur mêlée de fascination Jondalar se pencher sur elle avant de commencer à caresser le corps de sa compagne. Combien de fois avait-elle connu ce genre de caresse sous ses mains expertes ?

Ayla voulait fuir, mais elle avait l’impression d’être clouée au sol. Marona et Jondalar avancèrent de quelques pas, vers une peau de bête étendue sur l’herbe, juste devant elle, ce qui lui permit de constater qu’il n’était pas vraiment excité. Depuis qu’elle était arrivée au camp, personne n’avait vu Jondalar, qui semblait avoir disparu depuis le début de la matinée, et Ayla eut la certitude que le couple avait déjà profité de la couverture en cuir souple, au moins une fois. Marona se colla de nouveau contre l’homme, l’embrassa longuement avant de se mettre lentement à genoux devant lui. Avec un petit rire complice, elle referma ses lèvres sur le membre flasque de Jondalar, qui se contenta de regarder faire sa compagne.

Ayla constata que son excitation allait croissant et lut sur ses traits un plaisir intense. Elle n’avait jamais eu l’occasion de voir son visage lorsqu’elle-même procédait à ce genre d’exercice. Ainsi donc, c’était comme cela qu’il réagissait ?

Les regarder représentait pour elle une véritable torture. Elle avait du mal à respirer, son ventre était noué, le sang battait fort à ses tempes. Jamais auparavant elle n’avait éprouvé un tel sentiment. Était-ce de la jalousie ? Était-ce cela qu’éprouvait Jondalar lorsqu’elle rejoignait la couche de Ranec ? se demanda-t-elle. Pourquoi ne m’en a-t-il rien dit ? Je ne savais pas à ce moment-là, je n’avais jamais connu la jalousie auparavant, et il ne m’en a jamais parlé, se contentant de me dire que c’était mon droit de choisir qui je voulais.

Ce qui signifie que c’est parfaitement son droit d’être là avec Marona !

Ses yeux s’emplirent de larmes. Non, c’était là plus qu’elle n’en pouvait supporter, il fallait qu’elle parte. Elle fit demi-tour et se mit à courir éperdument dans le bois, mais elle trébucha contre une grosse racine apparente et tomba brutalement par terre.

— Qui est là ? Que se passe-t-il ? entendit-elle crier Jondalar.

Se relevant non sans mal, elle était en train de repartir quand celui-ci apparut en écartant les buissons.

— Ayla ? Ayla ! s’exclama-t-il, à la fois choqué et surpris. Que fais-tu là ?

Elle se retourna vers son poursuivant.

— Je ne voulais pas me mêler de tes affaires, dit-elle, essayant de se calmer. Tu as le droit de prendre les Plaisirs avec qui tu le souhaites, Jondalar. Même avec Marona.

Celle-ci sortit à son tour de derrière les buissons et rejoignit Jondalar, pressant son corps contre celui de son compagnon.

— Très juste, Ayla ! lança-t-elle avec un rire jubilatoire. Il peut en effet s’accoupler avec qui bon lui semble. Quoi d’étonnant à ce qu’un homme agisse de la sorte quand sa compagne est trop prise pour s’occuper de lui ? Nous nous sommes souvent accouplés, et pas seulement cet été. Pourquoi crois-tu donc que je suis revenue à la Neuvième Caverne ? Il ne voulait pas que je t’en parle, mais maintenant que tu as tout découvert, autant que tu sois au courant de toute l’histoire.

Elle éclata de rire une fois de plus puis ajouta, après un ricanement méchant :

— Tu me l’as peut-être volé, Ayla, mais tu n’as pas été capable de le garder pour toi seule.

— Mais non, Marona, je ne te l’ai pas volé. Je ne te connaissais même pas, avant mon arrivée chez les Zelandonii. Jondalar m’a choisie, de son propre gré. Maintenant il peut te choisir toi, s’il le souhaite. Mais dis-moi une chose : est-ce que tu l’aimes vraiment ? Ou ton seul but est-il plutôt de semer la discorde ?

Sur ces mots, elle tourna le dos et s’éloigna avec toute la dignité dont elle était capable.

Se débarrassant de la jeune femme qui tentait de s’accrocher à lui, Jondalar rejoignit Ayla en quelques enjambées.

— Ayla, attends, je t’en prie ! Laisse-moi t’expliquer ! supplia-t-il.

— Il n’y a rien à expliquer. Marona a raison. J’aurais dû m’y attendre. Mais tu étais occupé à quelque chose, Jondalar. Pourquoi ne pas terminer ce qui avait si bien commencé ? fit Ayla en reprenant sa marche. Je suis sûre que Marona saura comment s’y prendre.

— Je me moque de Marona, c’est toi que je veux, Ayla, protesta Jondalar, soudain effrayé à l’idée de la perdre.

Marona le regarda, surprise. Ainsi, elle n’était rien pour lui, constatait-elle. Elle s’était rendue disponible, et il avait trouvé en elle un exutoire pratique pour combler ses désirs. Elle les foudroya tous les deux du regard, mais Jondalar ne le remarqua même pas.

C’était Ayla, et elle seule, qui l’intéressait. Il s’en voulait tellement, maintenant, d’avoir cédé aux invites de Marona, de s’être servi d’elle avec une telle désinvolture. Il était si préoccupé par Ayla, par ce qu’il allait bien pouvoir lui dire pour expliquer ce qu’il ressentait, qu’il ne prêta même pas attention à la femme avec qui il avait partagé peu de temps auparavant des moments si intimes, quand celle-ci passa en trombe à côté de lui, serrant contre elle ses vêtements. Mais Ayla, elle, s’en rendit compte.

Après son séjour avec Dalanar, devenu un homme fait, Jondalar n’avait jamais eu de problème pour trouver des compagnes, mais il n’en avait jamais aimé aucune. Rien n’avait pu atteindre l’intensité, la puissance de son premier amour, et le souvenir de ces émotions indescriptibles avait été encore renforcé par le scandale épouvantable et la honte qui les avaient éclaboussés, lui et Zolena. Elle avait été sa femme-donii, son initiatrice, sa guide dans la façon dont un homme doit se comporter avec une femme, mais il n’était pas censé tomber amoureux d’elle, et elle n’était pas censée permettre que cela se produise.

Il en était venu à croire qu’il serait dès lors incapable d’aimer de nouveau une femme, se disant en fin de compte que, en punition de cette imprudence de jeunesse, jamais plus il ne pourrait tomber amoureux. Jusqu’à Ayla. Pour la trouver, il avait été contraint de voyager plus d’une année, jusque dans des contrées inconnues de lui comme de tous ceux de son peuple. Il aimait Ayla plus que tout, d’un amour incommensurable. Il se savait prêt à faire n’importe quoi pour elle, à aller n’importe où, à donner sa vie pour elle. La seule personne pour qui il éprouvait un amour aussi intense, mais d’une nature différente, était Jonayla.

— Tu devrais lui être reconnaissant d’être là pour satisfaire tes besoins, Jondalar, lança Ayla, toujours profondément blessée et essayant de cacher sa peine. Je vais être plus occupée que jamais, maintenant. J’ai été appelée. Je vais être en quelque sorte une enfant de la Grande Terre Mère. Je devrai me plier à Ses souhaits, désormais. Je suis une Zelandoni.

— Tu as été appelée ? Quand cela, Ayla ? demanda Jondalar d’une voix affolée.

Il avait vu des membres de la Zelandonia réapparaître après leur premier appel, mais d’autres n’étaient jamais revenus.

— J’aurais dû être à tes côtés, j’aurais pu t’aider…

— Non, Jondalar, tu n’aurais pas pu m’aider. Personne ne le peut. C’est quelque chose que l’on doit faire en solitaire. J’ai survécu, et la Mère m’a gratifiée d’un grand Don, mais j’ai dû consentir un sacrifice en échange. Elle voulait notre bébé, Jondalar. Je l’ai perdu dans la grotte, expliqua Ayla.

— Notre bébé ? Quel bébé ? Jonayla était avec moi…

— Le bébé que nous avons conçu quand je suis descendue de la falaise, un soir. Je suppose que je dois m’estimer heureuse que tu n’aies pas déjà été avec Marona cette nuit-là, sans quoi je n’aurais pas eu un bébé à sacrifier, fit Ayla avec une amertume non feinte.

— Tu étais enceinte quand tu as été appelée ? Oh, Grande Mère ! s’exclama Jondalar, affolé.

Il ne fallait surtout pas qu’il la laisse partir comme cela. Que pouvait-il dire pour la retenir, pour qu’elle continue de parler ?

— Ayla, je sais que tu crois que c’est ainsi que commence une nouvelle vie, mais tu ne peux pas en être sûre…

— Si, Jondalar, j’en suis sûre. La Grande Mère me l’a dit. C’est le Don que j’ai reçu d’Elle en échange de la vie de mon bébé, lança-t-elle avec une assurance douloureuse qui ne laissait pas de place au doute. Je pensais que nous pourrions essayer d’en concevoir un autre, mais je constate que tu es trop occupé pour moi.

Interdit, figé sur place, il la regarda s’éloigner avant de s’exclamer d’une voix pleine de détresse :

— Oh Doni, Grande Mère, qu’ai-je donc fait ? Elle a cessé de m’aimer et j’en suis le seul responsable. Mais pourquoi, pourquoi, a-t-il fallu qu’elle nous voie ?

Il s’élança à sa poursuite, trébuchant sur des racines, oubliant ses vêtements. Puis, la voyant presser le pas, il tomba à genoux, se contentant de la suivre des yeux.

Regarde-la, se dit-il, elle est si frêle ! Comme cela a dû être dur pour elle ! Certains acolytes périssent. Et si Ayla était morte ? Je n’étais même pas là pour lui venir en aide. Pourquoi ne suis-je donc pas resté avec elle ? J’aurais dû savoir qu’elle était presque prête, que sa formation était pratiquement achevée, mais j’ai absolument voulu venir à la Réunion d’Été. Je n’ai pas pensé à ce qui risquait de lui arriver, je n’ai songé qu’à moi-même.

Constatant qu’Ayla n’était plus visible, il se pencha en avant, ferma les yeux et cacha son visage dans ses mains, comme pour ne plus voir ce qu’il venait de faire.

— Mais pourquoi donc me suis-je accouplé avec Marona ? gémit-il tout haut.

Jamais Ayla ne s’est accouplée avec un autre que moi, pas depuis Ranec, pas depuis que nous avons quitté les Mamutoï, se dit-il. Même au cours des cérémonies, des Fêtes en l’honneur de la Mère, quand chacun ou presque choisit quelqu’un d’autre, elle n’a jamais porté sa préférence sur un autre que moi. Combien d’hommes, alors, m’ont considéré avec envie, se disant que je devais lui apporter bien du plaisir pour qu’elle n’en choisisse jamais un autre… Mais pourquoi a-t-il fallu qu’elle nous voie ? Jamais je n’aurais pensé qu’elle pourrait nous surprendre, ici et maintenant. Jamais je n’ai voulu faire de peine à Ayla. Elle en a eu assez comme cela. Et maintenant, voilà qu’elle a perdu son bébé. Je ne savais même pas qu’elle allait en avoir un autre, et elle l’a perdu.

Cela a-t-il vraiment commencé cette nuit-là ? C’était une nuit si extraordinaire. J’avais du mal à y croire quand elle s’est couchée près de moi et m’a réveillé. Connaîtrai-je de nouveau un jour pareil moment ? Elle m’a dit que la Mère désirait notre bébé. Mais était-ce le nôtre ? En échange, Doni lui a fait un Don. Ayla a-t-elle reçu un Don de la Mère ? La Mère lui a dit que c’était notre bébé, mon bébé et le sien.

— Est-ce vraiment notre bébé qu’Ayla a perdu ? s’interrogea tout haut Jondalar, des rides soucieuses barrant son front. Mais pourquoi a-t-il fallu qu’elle nous voie ? se lamenta-t-il à nouveau, prenant à témoin les bois déserts. Suis-je habitué à ce qu’elle ne choisisse nul autre que moi au point d’en oublier ce que j’ai moi-même vécu ?

Il se rappelait la douleur et la désolation qu’il avait ressenties lorsqu’elle avait choisi Ranec.

Je sais ce qu’elle a dû éprouver lorsqu’elle m’a vu avec Marona, se dit-il. Exactement ce que j’ai ressenti lorsque Ranec lui a dit de le rejoindre dans son lit et qu’elle a obéi. Il est vrai qu’elle était ignorante à l’époque, et pensait qu’elle devait le faire. Quelle serait ma réaction si elle en choisissait un autre aujourd’hui ?

J’ai voulu la chasser parce que j’étais profondément blessé, mais elle m’aimait toujours. Elle a confectionné pour moi une tunique matrimoniale alors même qu’elle était promise à Ranec…

À l’idée de la perdre, Jondalar était terrifié, de la même façon que lorsqu’il avait cru la perdre au profit de Ranec. Et cette fois, c’était pire encore. Cette fois, c’était lui qui l’avait blessée.

 

 

Ayla courait droit devant elle, sans rien voir de ce qui l’entourait. Les larmes brouillaient sa vision, sans pour autant noyer son chagrin. Elle avait pensé à Jondalar à la Neuvième Caverne, elle avait rêvé de lui durant le voyage jusqu’à la Réunion d’Été, poussé sa monture de façon à le retrouver au plus vite. Il n’était pas question de rentrer au campement pour y affronter ses occupants. Elle avait besoin d’être seule. Elle s’arrêta à l’enclos et sortit Whinney, posa la couverture de cheval sur son dos, puis monta la jument et partit au galop vers la prairie.

Whinney était encore fatiguée du voyage, mais elle répondit aux sollicitations de sa cavalière et galopa à travers la plaine. Ayla ne pouvait chasser de son esprit l’image de Jondalar et de Marona. Incapable de penser à autre chose, elle en oublia de guider sa monture, se contentant de chevaucher. La jument ralentit en sentant la femme cesser de la diriger et continua au pas en direction du campement, s’arrêtant par moments pour brouter.

La nuit tombait lorsqu’elles regagnèrent le site de la Réunion, la température baissait rapidement mais Ayla ne sentait rien, hormis le froid intense qui l’engourdissait à l’intérieur. La jument ne sentit sa cavalière reprendre le contrôle que lorsqu’elles atteignirent l’enclos. Plusieurs personnes étaient là.

— Ayla ! Tout le monde se demandait où tu étais passée ! lança Proleva. Jonayla est venue te chercher, mais après avoir mangé elle est allée chez Levela pour jouer avec Bokovan puisque tu n’étais pas encore de retour.

— J’étais à cheval, expliqua Ayla.

— Jondalar est rentré, en fin de compte, intervint Joharran. Il a réintégré le campement dans un drôle d’état, il y a un petit moment. Je lui ai dit que tu le cherchais, mais il s’est contenté de grommeler des mots incohérents.

Le regard d’Ayla était terne lorsqu’elle pénétra dans le campement. Elle passa devant Zelandoni sans la saluer, ni même la voir.

Celle-ci la fixa de son œil d’aigle. Elle comprit aussitôt que quelque chose n’allait pas.

— Dis-moi, Ayla, on ne t’a pas beaucoup vue depuis ton arrivée, fit la doniate, surprise de ne pas l’avoir entendue lui adresser la parole la première.

— Non, en effet, dit Ayla.

Zelandoni comprit alors qu’Ayla avait la tête ailleurs. Les grommellements de Jondalar avaient été parfaitement clairs pour elle, même si elle n’avait pas compris le sens des mots. Ses actes étaient suffisamment parlants. Elle avait également vu Marona émerger du petit bois, la chevelure en désordre, mais pas par le chemin emprunté d’ordinaire par la plupart des membres de la Neuvième Caverne. Entrée dans leur campement par une autre issue, elle s’était rendue directement dans la tente qu’elle partageait avec d’autres et avait commencé à empaqueter ses affaires, expliquant à Proleva que des amis de la Cinquième Caverne lui avaient demandé de s’installer avec eux.

Dès son tout début, la liaison de Jondalar avec Marona n’avait pas échappé à Zelandoni. Elle n’y avait initialement rien vu de bien méchant. Elle connaissait la profondeur des sentiments de Jondalar pour Ayla, et avait estimé que son aventure avec Marona ne représentait pour lui qu’une passade, un exutoire commode à un moment où, ayant de lourdes tâches à accomplir, Ayla n’avait d’autres choix que de s’absenter assez souvent. Mais elle n’avait pas pris en compte le désir obsessionnel de Marona de le récupérer et de prendre sa revanche sur Ayla, ni sa capacité à s’imposer insidieusement à lui. Leur attirance sur le plan physique avait toujours été intense. Même dans le passé, cela avait représenté le point fort de leur relation. C’était peut-être même la seule chose qu’ils partageaient.

La doniate devina qu’Ayla ne s’était sans doute pas remise complètement de l’épreuve qu’elle avait endurée dans la grotte. Sa maigreur prononcée et son visage profondément marqué auraient été des signes suffisamment révélateurs, même si ses yeux ne l’avaient pas trahie. Zelandoni n’avait déjà vu que trop d’acolytes revenir d’un appel, au sortir d’une grotte, ou d’une errance dans la steppe, pour ne pas être au courant des dangers inhérents à l’épreuve. Elle-même avait d’ailleurs failli ne pas y survivre. Dans la mesure où elle avait perdu un bébé au même moment, Ayla souffrait très vraisemblablement de la même forme de mélancolie que ressentaient la plupart des femmes après avoir accouché, et qui était plus intense encore après une fausse couche.

Mais Celle Qui Était la Première avait aujourd’hui lu dans les yeux d’Ayla plus que la douleur endurée dans la grotte. Elle y avait lu la souffrance, la souffrance glaçante et acérée de la jalousie, avec tous les sentiments qui allaient de pair : trahison, colère, doute, peur.

Elle l’aime trop ; ce qui n’est pas difficile, se souvint la femme qui portait auparavant le nom de Zolena.

Au cours des années récentes, la Première s’était souvent demandé comment une femme qui aimait un homme à ce point pouvait devenir elle aussi une Zelandoni, mais il est vrai qu’Ayla avait un talent extraordinaire. Malgré son amour pour cet homme, il était impossible de ne pas en tenir compte. Et par ailleurs, le sentiment que Jondalar éprouvait à son égard était plus fort encore.

Cela étant, malgré tout l’amour qu’il lui portait, ses pulsions étaient puissantes, et il lui était difficile de les ignorer. D’autant plus qu’il n’existait aucune contrainte d’ordre social pour les freiner, et une personne aussi intime, aussi familière avec lui que Marona, n’hésitait pas à user de tout ce qui était en son pouvoir pour l’encourager à leur donner libre cours. Dès lors, la facilité consistait pour lui à prendre l’habitude de recourir à ses services plutôt que d’ennuyer Ayla lorsque celle-ci était occupée.

Zelandoni savait que Jondalar n’avait pas soufflé mot à Ayla de la liaison qu’il entretenait avec Marona et, instinctivement, tous ceux qui les aimaient avaient essayé de la lui cacher. Ils espéraient qu’Ayla ne découvrirait pas la vérité, mais la doniate savait qu’il ne pourrait en être ainsi bien longtemps. Jondalar aurait dû en avoir conscience, lui aussi.

Même si elle avait assimilé dans ses moindres détails le mode de vie des Zelandonii et s’y était semble-t-il adaptée, Ayla n’en était pas une de naissance. Leurs mœurs ne lui étaient pas naturelles. Zelandoni se prit presque à espérer que la Réunion d’Été fût terminée. Elle aurait voulu pouvoir observer la jeune femme, s’assurer que tout allait bien pour elle, mais la phase finale de la Réunion était une période d’intense activité pour Celle Qui Était la Première. Elle décida de ne pas perdre Ayla de vue, pour essayer de comprendre ce qu’elle ressentait après avoir découvert la liaison de Jondalar avec Marona, et d’en deviner les effets.

Sur l’insistance de Proleva, Ayla accepta une assiette de nourriture, mais elle se contenta de chipoter, puis jeta les aliments et lava son assiette avant de la rendre.

— J’espérais que Jonayla reviendrait, sais-tu combien de temps elle restera partie ? demanda-t-elle. Je regrette de ne pas avoir été là quand elle est rentrée.

— Tu peux aller la retrouver chez Levela, expliqua Proleva. Ma sœur serait ravie que tu lui rendes visite. Je ne sais pas où est allé Jondalar. Il se trouve peut-être là-bas lui aussi.

— Je suis vraiment fatiguée, répondit Ayla. Je ne crois pas que je serais de bonne compagnie. J’ai envie de me coucher tôt, mais pourras-tu m’envoyer Jonayla lorsqu’elle sera de retour ?

— Tu te sens bien, Ayla ? s’inquiéta Proleva, ayant du mal à croire qu’elle veuille aller se coucher si tôt.

Durant toute la journée elle avait cherché Jondalar et voilà qu’elle ne semblait plus prête à faire le moindre effort pour le retrouver.

— Ça va, je suis juste épuisée, répondit Ayla en se dirigeant vers l’un des gîtes qui entouraient le grand feu central.

Donnant sur l’extérieur, un mur circulaire, constitué de solides panneaux verticaux faits de feuilles de roseaux disposées les unes sur les autres afin de protéger de la pluie, était appuyé à des poteaux enfoncés dans le sol. À l’intérieur, une seconde cloison de panneaux confectionnés à l’aide de tiges de roseaux à balai aplaties et tissées était attachée à la partie interne des poteaux, laissant entre les deux un espace suffisant pour assurer une certaine isolation. Cela permettait à l’air ambiant d’être plus frais les jours de canicule, plus chaud les nuits fraîches, pour peu qu’un feu soit entretenu à l’intérieur. Le toit était fait d’un épais chaume de phragmites descendant en pente depuis un poteau central et soutenu tout autour par de fins piliers en aulne disposés en cercle et reliés entre eux. La fumée s’échappait par un trou ménagé près du centre.

La construction offrait un espace fermé relativement important qui pouvait être laissé ouvert et que l’on pouvait diviser en compartiments réduits grâce à des panneaux intérieurs mobiles.

Le matériel de couchage était étalé sur des sortes de matelas confectionnés à l’aide de tiges et de feuilles de roseaux ainsi que d’herbe séchée, disposés autour d’un foyer central. Ayla se déshabilla partiellement et se glissa sous ses fourrures de couchage, sans pouvoir pour autant s’endormir. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle ne pouvait s’empêcher de revoir la scène entre Jondalar et Marona, et son cerveau bouillonnait littéralement à cette pensée.

Elle savait pertinemment que chez les Zelandonii on ne pardonnait pas la jalousie, même si elle n’avait pas conscience que les comportements susceptibles de la provoquer étaient pour eux encore moins acceptables. On reconnaissait l’existence de la jalousie, dont les causes étaient parfaitement comprises de même que, plus important encore, ses conséquences, souvent dommageables. Mais dans ces terres rudes, souvent accablées par des hivers longs, au froid glacial, la coopération et l’assistance mutuelle étaient deux conditions de la survie. Les restrictions tacites affectant tout comportement susceptible de miner la nécessaire cohésion du groupe, indispensable pour préserver cette solidarité, ce consensus, étaient rigoureusement appliquées, au point de devenir une pratique sociale.

Dans des conditions aussi hostiles, les enfants couraient des risques tout particuliers. Beaucoup mouraient en bas âge et, si la communauté en général était importante pour leur bien-être, une famille s’occupant bien d’eux était considérée comme essentielle. Même si la plupart des familles étaient constituées au départ par un homme et une femme, elles pouvaient s’élargir, s’étendre de bien des manières. Non seulement par l’adjonction de grands-parents, oncles, tantes et cousins mais aussi, pour peu que cela soit accepté par toutes les parties en présence, par celle décidée par une femme d’un autre homme de son choix, ou par un homme de deux autres femmes, voire plus. Parfois même par l’association d’un ou de plusieurs autres couples. La seule exception était la stricte interdiction faite aux membres proches de la famille de s’y joindre. Frères et sœurs ne pouvaient s’accoupler, pas plus que ceux que l’on considérait comme des cousins « proches ». D’autres relations étaient fortement réprouvées, sans être toutefois expressément interdites, comme celles entre un jeune homme et sa femme-donii.

Une fois la famille constituée, coutumes et pratique s’étaient développées pour l’encourager à se perpétuer. La jalousie ne favorisait pas les liens de longue durée, et on admettait que diverses mesures soient prises pour limiter ses effets néfastes. Des attirances momentanées pouvaient souvent être assouvies par les festivités, socialement approuvées, organisées en l’honneur de la Mère. On fermait en général les yeux sur les relations épisodiques entretenues en dehors de la famille, pour peu qu’elles soient conduites avec mesure et discrétion.

Si l’attrait du compagnon ou de la compagne s’affaiblissait, ou si un penchant plus fort pour un ou une autre apparaissait, une intégration au sein de la famille était jugée préférable à une rupture. Et lorsque la seule solution consistait à rompre le lien, une sanction était infligée à telle ou telle des personnes en cause, voire à plusieurs, afin de décourager les autres d’opter pour la rupture, en particulier lorsque des enfants étaient impliqués.

La sanction en question pouvait consister à continuer à soutenir et à porter assistance à la famille pendant un certain laps de temps, mesure parfois accompagnée de restrictions dans la constitution de nouveaux liens durant la même période. Ou encore à faire l’objet d’un règlement ponctuel, surtout si l’une des parties, ou les deux, souhaitait changer de lieu de résidence. En fait, il n’existait pas de règle stricte : chaque situation était appréciée individuellement, dans le cadre de coutumes adoptées par la collectivité, par un certain nombre de personnes, en général sans rapport direct avec l’affaire, réputées pour leurs qualités de sagesse, d’équité et d’autorité.

Si, par exemple, un homme souhaitait rompre le lien avec sa compagne et quitter une famille pour aller s’installer avec une autre femme, il devait respecter une période de latence dont la durée était déterminée par un certain nombre de facteurs, l’un d’eux pouvant être l’état de gravidité de sa future nouvelle compagne. Durant cette période, on pouvait leur demander de rejoindre la famille plutôt que de rompre brutalement le lien. Si la « nouvelle » ne voyait pas cette solution d’un bon œil ou si, inversement, celle-ci n’était pas vraiment acceptée par l’« ancienne », l’homme avait la possibilité de rompre le lien existant, mais pouvait se voir obligé de contribuer à l’entretien de sa famille d’origine pendant un certain temps, précisément fixé. Autre solution : il pouvait s’acquitter en une fois d’une certaine quantité de nourriture, d’outils, d’ustensiles ou d’autres objets susceptibles d’être troqués.

Une femme pouvait partir elle aussi et, particulièrement si elle avait des enfants et vivait dans la Caverne de son compagnon, retourner dans sa Caverne d’origine, ou encore emménager dans celle d’un autre homme. Si certains des enfants, ou la totalité, restaient avec le compagnon qu’elle quittait, ou si celui-ci était malade, ou infirme, la femme pouvait elle aussi se voir infliger une sanction. Si le couple était installé dans la Caverne où elle était née, elle pouvait demander à la collectivité de chasser le compagnon dont elle ne voulait plus, celui-ci devant alors être accueilli par la Caverne de sa mère. Dans ce cas, la femme devait en général motiver la rupture : son compagnon la maltraitait, ou maltraitait ses enfants, ou encore il était paresseux et ne pourvoyait pas de manière adéquate aux besoins de la famille. Mais souvent la raison était tout autre : il ne s’intéressait pas suffisamment à elle, elle-même s’intéressait à quelqu’un d’autre, à moins qu’elle ne souhaite tout bonnement plus vivre avec lui, ni avec un autre homme.

Il pouvait arriver que l’un, l’autre, ou les deux déclarent simplement qu’ils ne souhaitaient plus vivre ensemble. Le collectif de la Caverne se préoccupait avant tout des enfants : s’ils étaient grands, ou si leur bien-être était assuré, tous les arrangements, ou presque, adoptés par les parties en présence étaient considérés comme acceptables. S’il n’y avait pas d’enfant en jeu, ni de circonstances particulières comme la maladie d’un membre de la famille, le lien pouvait être rompu relativement aisément tant par l’homme que par la femme, cette rupture étant la plupart du temps concrétisée par celle, on ne peut plus symbolique, du nœud sur une corde.

Dans chacune de ces situations, la jalousie pouvait être un élément perturbateur et, par conséquent, ne pouvait être tolérée. Si nécessaire, le collectif de la Caverne intervenait. Autrement dit, ses membres pouvaient choisir tous les arrangements qu’ils souhaitaient, ou presque, pour peu qu’ils soient adoptés d’un commun accord, ne suscitent pas de différends entre Cavernes et ne viennent pas troubler les relations avec d’autres familles.

Bien sûr, on ne pouvait empêcher tel ou telle d’échapper à la sanction en faisant ses paquets et en déménageant discrètement, mais en général les autres Cavernes finissaient tôt ou tard par être au courant de la plupart des séparations et, dès lors, n’hésitaient pas à exercer des pressions d’ordre social. L’intéressé(e) n’était pas expulsé(e) mais on lui faisait comprendre qu’il ou elle n’était pas vraiment bienvenu(e). Si elle voulait vraiment échapper à la sanction, la personne en question devait vivre en solitaire, ou partir très loin, or la plupart des gens ne souhaitaient nullement vivre seuls ou partir chez des étrangers.

Pour ce qui concernait Dalanar, celui-ci avait été tout disposé à payer son dû, voire plus encore : il n’avait pas d’autre femme, en fait il aimait toujours Marthona, mais il ne supportait tout simplement plus de rester avec elle alors que celle-ci consacrait presque tout son temps et toute son énergie à veiller aux besoins de la Neuvième Caverne. Il avait troqué de nombreux objets afin de payer au plus vite la totalité de ce qu’il devait de façon à pouvoir partir, mais il n’avait pas envisagé de rester éloigné : il n’avait souhaité partir que parce qu’il avait jugé la situation trop pénible pour rester. Et lorsqu’il avait quitté la Caverne, il s’était contenté d’aller de l’avant jusqu’à ce qu’il se retrouve au pied des montagnes, quelque part à l’est. C’était là qu’il avait découvert la mine de silex, où il s’était installé.

 

 

Ayla était toujours éveillée lorsque Jonayla et Loup entrèrent dans la tente. Elle se leva pour aider sa fille à se préparer pour la nuit. Après qu’elle lui eut administré quelques caresses, Loup alla à l’endroit qu’elle lui avait ménagé et s’installa sur ses couvertures. Elle salua d’autres personnes qui venaient de pénétrer dans le vaste et solide abri semi-permanent, conçu pour accueillir de nombreux hôtes ou les maintenir au sec lorsqu’il pleuvait.

— Où étais-tu, mère ? demanda Jonayla. Tu n’étais pas là quand je suis revenue avec Zelandoni.

— J’étais avec Whinney, expliqua Ayla.

Pour la fillette qui n’aimait rien tant que monter à cheval, cette explication suffisait.

— Je pourrai aller avec toi demain ? Il y a longtemps que je n’ai pas monté Grise.

— Combien de temps ? demanda Ayla avec un sourire.

— Ça de jours.

Jonayla montra deux doigts d’une main, trois de l’autre.

— Peux-tu me dire avec des mots combien cela représente ? fit Ayla avec un sourire, en touchant chacun des doigts de sa fille, pour l’aider.

— Un, deux, quatre… commença Jonayla.

— Non, trois, et puis quatre.

— Trois, quatre, cinq, acheva Jonayla.

— Très bien, la félicita Ayla. Oui, je crois que nous pourrons monter toutes les deux demain.

Les enfants n’étaient pas séparés des adultes et bénéficiaient d’un enseignement régulier et très organisé. Ils apprenaient pour l’essentiel en observant les activités de leurs aînés et en s’y essayant. Les plus jeunes se trouvaient en permanence sous la supervision d’un adulte, jusqu’à ce qu’ils manifestent le désir d’explorer seuls tel ou tel domaine, auquel cas on leur fournissait l’outil adéquat, dont on leur expliquait l’usage. Souvent, ils découvraient celui-ci d’eux-mêmes et essayaient d’imiter tel ou tel. S’ils faisaient preuve d’une aptitude ou d’un désir manifestes, on leur fabriquait parfois des objets à leur mesure, mais il s’agissait moins de jouets à proprement parler que d’outils parfaitement fonctionnels mais de modèle réduit.

Les poupées étaient l’exception : il n’était pas aisé de créer un bébé en réduction totalement fonctionnel. Quand ils étaient petits, on donnait aux enfants, garçons et filles, des répliques d’humains de formes et de tailles diverses s’ils en exprimaient le souhait. En outre, les vrais bébés étaient souvent pris en charge par leurs frères ou sœurs à peine plus âgés, mais toujours sous la supervision attentive d’un adulte.

Les activités de groupe incluaient systématiquement les enfants. Ceux-ci étaient tous invités à participer aux chants et danses qui accompagnaient les différentes festivités, et ceux qui s’y révélaient particulièrement doués étaient encouragés. Les représentations mentales comme les mots à compter étaient en général apprises incidemment, à travers des histoires, des jeux, des conversations, même si, à l’occasion, un ou plusieurs membres de la Zelandonia prenaient à part un groupe d’enfants pour leur expliquer tel ou tel concept ou les initier à telle ou telle activité.

— D’habitude je monte avec Jondi, fit Jonayla. Il pourra venir, lui aussi ?

— Je suppose, répondit Ayla après une hésitation. S’il en a envie.

— Mais où est-il passé ? s’inquiéta la fillette en regardant autour d’elle et en se rendant soudain compte que Jondalar n’était pas là.

— Je ne sais pas, dit Ayla.

— Il était toujours là, avant, quand je me couchais. Je suis contente que tu sois là, mère, mais je préfère quand vous êtes là tous les deux.

Moi aussi, songea Ayla avec mélancolie, mais il a choisi d’être avec Marona.

 

 

Quand Ayla se réveilla, le lendemain matin, il lui fallut un moment pour reconnaître l’endroit où elle se trouvait. L’intérieur de l’abri lui était familier, elle avait souvent dormi sans des abris comme celui-là. Il lui revint qu’elle se trouvait à la Réunion d’Été. Elle tourna les yeux vers l’endroit où dormait sa fille, d’ordinaire : Jonayla était déjà partie. Le plus souvent, celle-ci s’éveillait soudainement et se levait aussitôt. Ayla esquissa un sourire et regarda à côté d’elle, à la place de Jondalar. Son compagnon n’était pas là, et il apparaissait clairement qu’il n’était pas rentré de la nuit. Alors, brusquement, tout lui revint en mémoire et elle sentit les larmes lui monter aux yeux et menacer de déborder.

Ayla avait assimilé la plupart des coutumes de son peuple d’adoption ; elle avait entendu les Histoires et Légendes Anciennes qui contribuaient à les expliquer, mais cette culture n’était pas pour elle quelque chose de naturel, pas plus que les comportements qu’elle induisait. Elle connaissait l’attitude générale envers la jalousie. Elle se dit qu’elle devait absolument montrer sa capacité à contrôler ses émotions.

Ce qu’elle avait vécu dans la grotte avait été une épreuve telle, tant physiquement qu’émotionnellement, qu’elle avait du mal à penser clairement. Elle redoutait de demander de l’aide de peur que cela ne démontre que, comme Jondalar, elle était incapable de se maîtriser. Mais elle avait reçu un coup si terrible que, inconsciemment, elle désirait le lui rendre, lui faire goûter à sa peine. Elle souffrait et avait envie de le faire souffrir à son tour, de l’obliger à regretter ce qu’il avait fait. Elle envisageait même de retourner à la grotte et de supplier la Mère de la reprendre, juste pour donner des remords à Jondalar.

Elle refoula ses larmes. Non, je ne pleurerai pas, se dit-elle. Elle avait appris à réprimer ses pleurs longtemps auparavant, lorsqu’elle vivait avec le Clan. Personne ne saura ce que je ressens, je ferai comme si rien ne s’était passé. Je rendrai visite à des amis, je participerai aux activités, je rencontrerai les autres acolytes, je ferai tout ce que l’on attend que je fasse.

Elle demeura allongée, immobile, rassemblant son courage pour se lever et affronter le jour qui commençait. J’irai voir Zelandoni et je lui raconterai ce qui s’est passé dans la grotte. Il ne sera pas facile de lui cacher quoi que ce soit. Elle sait toujours tout. Mais le reste, je devrai absolument le lui cacher. Il n’est pas question que je lui dise que je sais ce qu’est la jalousie.

Tous ceux qui partageaient l’abri avec eux savaient que quelque chose s’était passé entre Ayla et Jondalar, et la plupart avaient leur idée sur ce dont il s’agissait. Car même si l’intéressé croyait faire preuve de la plus grande discrétion, tout le monde était au courant pour Marona et lui – la jeune femme ne cachait pas leur liaison, bien au contraire. Ils avaient été contents de voir revenir Ayla afin que les choses puissent reprendre leur cours normal. Mais lorsque celle-ci ne s’était pas montrée de tout l’après-midi, alors qu’une Marona échevelée était rentrée au campement par un chemin inhabituel avant d’empaqueter ses affaires et de s’en aller, et que Jondalar était arrivé à son tour peu de temps après, visiblement perturbé, et n’était pas rentré dormir de toute la nuit, les conclusions n’avaient pas été difficiles à tirer.

Quand Ayla finit par se lever, plusieurs occupants de la tente étaient assis autour d’un feu, dehors, en train de prendre leur repas du matin. Il était encore tôt, plus tôt qu’elle ne l’avait cru. Elle se joignit à eux.

— Proleva, sais-tu où est passée Jonayla ? demanda-t-elle. Je lui ai promis de monter avec elle aujourd’hui, mais il faut d’abord que je parle à Zelandoni.

Son amie la regarda avec attention. Elle paraissait réagir beaucoup mieux que la veille : quelqu’un qui ne la connaîtrait pas aurait été incapable de se rendre compte que quelque chose n’allait pas, mais Proleva la connaissait mieux que quiconque.

— Elle est retournée chez Levela. Elle passe beaucoup de son temps chez ma petite sœur, qui adore ça. Depuis qu’elle est née, elle rêve d’avoir une nichée d’enfants autour d’elle, expliqua Proleva. Zelandoni m’a demandé de te dire qu’elle voulait te voir le plus tôt possible. Elle a dit qu’elle serait disponible toute la matinée.

— J’irai la voir après avoir mangé, mais je m’arrêterai d’abord chez Jondecam et Levela pour les saluer, dit Ayla.

— Ils apprécieront, approuva Proleva.

 

 

En arrivant au campement, Ayla entendit des voix d’enfants. Ceux-ci étaient en pleine dispute.

— Bon, tu as gagné et je m’en fiche ! criait Jonayla à l’adresse d’un garçonnet un peu plus grand qu’elle. Tu peux gagner tant que tu veux, tu peux tout ramasser, mais tu ne peux pas avoir un bébé, Bokovan. Quand je serai grande, j’aurai des tas de bébés, et toi tu ne pourras pas en avoir du tout. Et voilà !

La fillette affrontait le garçon du regard, le dominant de toute sa hauteur bien qu’elle fût plus petite que lui. Le loup était allongé par terre, les oreilles en arrière. Visiblement désemparé, il se demandait qui protéger. Le garçon était plus grand, mais plus jeune. Il ressemblait encore à un bébé, un bébé grand modèle. Il avait des jambes courtes, potelées et arquées, un corps plutôt élancé et un torse puissant terminé par le petit ventre typique des enfants en bas âge. Loup courut vers Ayla lorsqu’il l’aperçut, et elle le prit dans ses bras pour l’apaiser.

Elle remarqua que les épaules de Bokovan étaient déjà beaucoup plus larges que celles de sa fille. Son nez était assez gros et son menton fuyant. Bien que son front fût droit et non incliné, il présentait une crête osseuse assez nette au-dessus des yeux, pas considérable mais bel et bien présente.

Pour Ayla, il ne faisait pas de doute qu’il portait la marque du Clan. Ses yeux brun clair en apportaient la confirmation, même si leur forme s’écartait des normes du Clan. Comme sa mère, il avait un pli épicanthique qui donnait à ses yeux l’apparence d’être bridés. Dans le moment présent, ceux-ci étaient baignés de larmes. Ayla le trouva d’une beauté assez exotique, mais rares étaient ceux, elle s’en doutait, qui partageaient ce sentiment.

Le garçonnet se précipita vers Dalanar.

— Dalanar ! cria-t-il. Jonayla dit que je peux pas avoir un bébé… Dis-lui que c’est même pas vrai !

L’homme prit l’enfant dans ses bras et le posa dans son giron.

— Mais si, Bokovan, c’est bien vrai, je le crains, dit-il. Les garçons ne peuvent pas avoir de bébés. Seules les filles peuvent en avoir, quand elles sont grandes. Mais un jour tu pourras habiter avec une femme et prendre soin de ses bébés.

— Mais je veux avoir un bébé, moi aussi, sanglota le petit garçon.

— Jonayla ! Ce n’était vraiment pas gentil de dire ça, la gronda Ayla. Va dire à Bokovan que tu regrettes ce que tu lui as dit. Tu es méchante de le faire pleurer comme ça.

La fillette prit un air contrit : à l’évidence elle n’avait pas eu l’intention de faire de la peine à son compagnon de jeux.

— Excuse-moi, Bokovan, dit-elle.

Ayla faillit lui dire qu’il aiderait à faire des bébés lorsqu’il serait grand, mais décida de s’abstenir. Elle n’avait pas encore discuté avec Zelandoni, et de toute façon Bokovan ne comprendrait pas, mais elle avait envie de consoler le petit garçon.

— Bonjour, Bokovan, dit-elle en s’agenouillant devant lui. Je m’appelle Ayla et j’avais très envie de faire ta connaissance. Ta mère et Echozar sont mes amis.

— Tu dis bonjour à Ayla, Bokovan ?

— Bonjour, Ayla, fit le garçonnet avant d’enfouir sa tête contre l’épaule de Dalanar.

— Je peux le prendre, Dalanar ?

— Je ne sais pas s’il va se laisser faire. Il est très timide et n’a pas l’habitude de voir du monde.

Ayla tendit les bras à l’enfant. Il la fixa longuement, comme s’il réfléchissait sérieusement, de son regard profond. Ses yeux sont bridés, certes, mais il y a encore autre chose, se dit Ayla. Le garçonnet lui tendit les bras à son tour et elle le prit à l’homme qui le tenait. Comme il était lourd ! Elle fut surprise par son poids.

— Tu sais que tu vas être très fort quand tu seras grand, Bokovan, lui dit-elle en le serrant contre elle.

— Je suis très surpris qu’il se soit laissé prendre, reprit Dalanar. D’habitude il se méfie des personnes étrangères.

— Quel âge a-t-il maintenant ? demanda Ayla.

— Un peu plus de trois ans, mais il est grand pour son âge. Ce qui peut être un problème, en particulier pour un garçon. On le prend toujours pour plus vieux qu’il ne l’est. J’ai été comme lui dans mon jeune temps. Jondalar aussi, d’ailleurs, fit Dalanar.

Pourquoi cela me fait-il si mal d’entendre ne serait-ce que prononcer le nom de Jondalar ? se demanda Ayla. Il lui fallait absolument surmonter cela. Après tout, elle allait devenir Zelandoni et devait donc conserver son sang-froid en toute circonstance. Elle avait été formée à contrôler ses sentiments dans bien des aspects, alors pourquoi ne parvenait-elle pas à les réfréner maintenant ?

Tenant toujours l’enfant serré contre elle, elle salua Levela et Jondecam.

— Jonayla est venue chez vous très souvent, si j’ai bien compris, leur dit-elle. Visiblement, elle se trouve mieux ici que n’importe où ailleurs. Merci de vous être occupés d’elle.

— Nous sommes ravis de l’avoir, fit Levela. Elle est très amie avec mes filles, mais je suis contente que tu aies pu venir ici cette année, en fin de compte. La saison est déjà très avancée, et nous n’étions pas sûrs que tu puisses être présente.

— J’avais prévu de venir plus tôt, mais il s’est passé pas mal de choses et je n’ai pas pu partir quand je l’aurais voulu, expliqua Ayla.

— Comment va Marthona ? Tout le monde la regrette, dit Levela.

— Elle va mieux, apparemment… Ce qui me rappelle…

Elle regarda Dalanar, qui intervint avant qu’elle ait pu l’interroger :

— Joharran a envoyé des gens la chercher, hier après-midi. Si son état le permet, elle devrait être des nôtres d’ici à quelques jours. À condition qu’elle donne son accord, poursuivit-il après avoir vu le regard interrogateur de Levela, ils la transporteront sur une litière. C’est Ayla qui en a eu l’idée. Folara et le jeune Aldanor se voient beaucoup ces derniers temps, semble-t-il, et elle s’est dit que Marthona voudrait être présente si cela devient sérieux entre eux. Je sais comment réagirait Jerika s’il s’agissait de Joplaya.

Le jeune couple sourit et confirma d’un hochement de tête.

— As-tu vu Joplaya ou Jerika depuis ton retour, Ayla ? demanda Dalanar.

— Non, pas encore. Mais je dois d’abord voir Zelandoni, après quoi j’ai promis à Jonayla que nous monterions ensemble.

— Pourquoi ne passerais-tu pas ce soir au campement des Lanzadonii pour y rester dîner ? proposa Dalanar.

— Excellente idée, fit Ayla avec un sourire.

— Jondalar pourrait venir, lui aussi. Sais-tu où il se trouve ?

Ayla se rembrunit, ce que remarqua Dalanar avec une certaine inquiétude.

— Non, je l’ignore, malheureusement, répondit la jeune femme.

— Il est vrai qu’il s’en passe tellement pendant ces Réunions d’Été, fit Dalanar en lui reprenant Bokovan.

Ça, on peut le dire, songea Ayla en repartant pour son rendez-vous avec la Zelandonia.

Le Pays Des Grottes Sacrées
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